POUR UNE POLI-ETHIQUE DE L'INFORMATION 

 
Rafael Capurro
  
 
 
 
Conférence à l' Université d'Été du Collège International de Philosophie (Paris): L'Europe et les Médias, 8-12 Juillet 1991. Publiée dans: Concordia. Revue Internationale de Philosophie 22 (1992) pp. 44-49.
 
 

 

TABLE DE MATIERES

Introduction

1. Platon, Kant et les médias   
2. La vérité dans las médias   
3. Le pouvoir dans les médias   
4. Le désir dans les médias   

Conclusion

 
 
    

INTRODUCTION

Une éthique de l´information a pour but de formuler les maximes universelles pour guider la creátion et l´usage des médias dans une communauté comme c'est le cas de l'Europe. Une telle maxime peut être: L'organisation des médias ainsi que leurs messages doivent être en consonance avec le système démocratique, ou, plus généralement, avec les droits de l'homme. Il semble que les médias ne soient pas en contradiction avec ces droits, à la différence d'autres technologies, comme par exemple l'énergie atomique.

Cependant, un discours critique pourrait faire l'objection que les médias ne sont pas encore en cosonance avec les libertés démocratiques, ou plus précisement, qu'elles ne contribuent pas ou pas encore au dévelopement de ces libertés. La question serait alors de se demander concrètement quels sont les risques de tel ou tel moyen de distribution ou de tel ou tel programme. Poser la question des libertés signifie aussitôt se demander ce qu'un surplus de liberté peut signifier pour un ensemble d'individue qui pourront utiliser ses libertés pour abuser de celles des autress.
 

On pourrait cependent argumenter que cette éthique des médias est illusoire en tant qu'elle se base sur une conception instrumentaliste de cette technologie. Les médias, comme les autres technologies modernes, ne sont pas simplement des outils neutres, mais elles sont lourdes de significations ontologiques, c'est-à-dire d'un champ de possibilités por la vie humaine, qui doit être thématisé si on veut ouvrir les questions éthiques du dedans
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1. PLATON, KANT ET LES MEDIAS

Les médias, des quoi s'agit-il? Il s'agit, bien sûr, d'un phénomène qu'on peut analyser d'un point de vue technologique, social, politique, esthétique etc. Pour une analyse philosophique il s'agit de les regarder sous l'angle de la vérité. Mais qui dit vérité sur le plan philosophique dit aussi pouvoir et désir.

Regarder les médias comme un lieu de vérité, de pouvoir et de désir évoque tout d'abord la controverse platonicienne à propos de la rélation entre être, parole et écriture. Socrate fait de l'agora un lieu philosophique et menace ainsi la conception féodale, selon laquelle les questions de vérité, pouvoir et désir sont des questions d'Etat, dont la solution ontologique de vie ou de mort est à chercher dernièrement dans le champ de bataille. Le charactère éminemment pratique du dialogue socratique qui permet à l'autre de s'articuler sans luis octroyer un contenu de savoir préélaboré semble être à l'opposé de toute fixation sensible, comme c'est le cas de l'écriture. Tandis que le dialogue socratique cherche à dé-couvrir le suprasensible, l'écriture fait le chemin inverse. Elle est mensonge non pas en tant qu'elle simule ce qu'elle n'est pas, mais en tant qu'elle prétend que son mouvement mène vers l'être.

En écrivant lui même, Platon songe à exposer la duplicité de l'écriture. Elle est un entre-tien ni purement mensonge ni purement chemin de vérité. Elle est un lieu de krisis, de distinction, mais dont le critère reste absent et la plupart des fois oublié. L'écriture est mensonge en tant qu'elle prétend dissimuler cette absence. L'absence du père, le divorce entre messager et message, donne naissance à la question hermenéutique: ai-je bien compris? La parole est la vérité de l'écriture mais seulement en tant qu'elle cherche sa mesure non pas en-deçà mais au-delà d'elle même dans le champ de la pensée pure. Les médias, c'est la caverne technologique, dont on doit sortir pour être éclairé à partir d'ailleurs.  

Kant va renverser cette relation, en déclarant à la fin de "Was heißt: Sich im Denken orientieren?" que la condition de possibilité d'une pensée libre n'es pas donnée par le développement que cette pensée puisse faire au-delà de la parole et de l'écritre. Tout à l'inverse: c'est la liberté de communication qui rend possible la liberté de pensée. Le renversement Kantien concerne non seulement le primat de la communication par rapport à la pensée pure mais aussi le primat de l'écriture par rapport à l'oralité. L'écriture est le champ de l'usage publique ("der öffentliche Gebrauch") de la raison ("Vernunft"). Dans "Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?" Kant exige que le champ de l'écriture dont le destinataire est universel reste pleinement libre, tandis que l'usage privé ("Privatgebrauch") de la raison, est l'usage que l'on fait en parlant d'office à une communauté spécifique - comme officier, citoyen, prêtre, professeur - et en suivant des règles avec lesquelles on pet être plus ou moins en désaccord, mais qu'on ne met pas fondamentalement en cause.

L'écriture c'est alors le champ public en tant qu'idée éthique, où l'humanité communique avec elle même et se définit comme critère en se voulant raisonnante et en se découvrant comme non encore pleinement raisonnable. C'est l'écriture qui définit le champ du savoir et conséquement de l'être. La parole en est dissociée. Son champ est celui de la croyance. L'identité entre parole et écriture, la parole universelle, est une idée régulatrice.

La révolution des médias est celle d'un nouveau renversement dans les rélations entre être, parole et écriture. Il s'agirait tout d'abord d'un platonisme inversé. C'est l'être médiatisé, l'apparance, qui a la préeminance par rapport à la parole et à l'écriture. Parole et écriture cherchent non plus l'être sensible ou suprasensible mais elles se fondent sur l'être en tant qu'aparition. Kant, à son tour, viendrait aussi d'être renversé. La raison qui se médiatise comme écriture reste particularisée par rapport à la médiation actuelle de la parole. On parle à tout le monde à traves l'écran. Verba manent, scripta volant.

Examinons cette révolution de plus près sur les trois plans: vérité, pouvoir et désir.

  
 


 

2. LA VERITE DANS LES MEDIAS

 
Les médias ouvrent tout d'abord des questions de vérité. Est-ce à moi ou à d'autres que les messages sont adressés? Mais, qui suis-je? Qui sont les autres? Les médias sont des tratidions live. Mais c'est la vie de qui? Et qu'elle est la relation de cettes vies avec ma/nos vies?

Le monde devient image, non plus comme représentation d'un objet dans la conscience subjective, mais comme multivision pour un sujet qui serait universel. Mais ce sujet conçu médiatiquement comme universel n'est plus sujet à proprement parler, mais destinataire universel des messages. Le messager lui est toujours à la chercherche de ce destinataire dasn une sorte de transcendance technologique qui cherche en vain son terminus ad quem puisque ce destinataire universel n'existe pas. Le messager parte en tout temps et partout des messages pour tous et pour aucun. L'objet devenu représentation reste paradoxalement inaccessible dans son immédiateté. Il y a seulement le messager qui croît trouver son destinataire partout, tous le temps et en même temps. Mais ces destinataires universels ne sont pas là.

Si l'écriture peut être caracterisée à la manière platonicienne comme un message, dont le père reste absent, les médias de leur part, sont des messagers toujours prêtres à donner des renseignements à des destinataires inconnus en dissimulant cette ignorance. Si l'atmosphère de l'écriture et de la parole qui cherchent le vrai c'est l'ironie, celle des médias qui portent les vérités pour tous c'est le cynisme.  

Le destinataire ne peut jamais être rassuré d'être en réalité ce qu'il n'est pas et à la limite il s'ennuie s'il n'arrive à se déclarer destinataire singulier au lieur de chercher sa rassurance comme sujet universel dans la dépendance continuelle du réseau, qui deviendrait une sorte de sur-moi. Entre la totalité d'un réseau autiste et l'égotisme ennuyante, les médias ouvrent la possibilité d'une singularité créatrice de soi même. Cette autodéclaration ouvre aussi la possibilité de répondre aux messages, précisement parce qu'on les considère comme messages. Cette façon de regarder les médias permet aussi que la parole et l'écriture redécouvrent leur propro identité en tant qu'elles peuvent surgir singulièrement aux marges d'un entretien, qui reste pour tous et pour aucun. Les médias laissent voir ex negativo les chances de la singularisation et, à l'inverse, la parole et l'écriture peuvent trouver dans les médias une nouvelle façon de devenir universelles.

Au coeur de la pédagogie, c'est-à-dire de la construction des singularités qui cherchent leurs vérités en dialogue avec les vérités des autres, on trouve l'éthique de l'information. L'information n'est pas originairement une discipline technique mais rhétorique. Il faut séparer critiquement le concept d'information au sens rhétorique des autres formes analogues, dont la suggestivité repose précisement sur les moments conceptuels rhétoriques qui ne sont pas interchangeables avec d'autres plans ontologiques.

La capacité de l'information est indisolublement liée non seulement à celle du mensonge et de la propagande mais aussi à toutes les formes suggestives, illusoires, décevantes, hallucinatoires et paradoxales de voir la réalité. La question fondamentale à la limite de l'intelligence artificielle n'est pas celle du traitement électronique de l'information pour produire une chose pensante mais celle de l'ouverture de la pensée dans un espace artificiel aux messages des autres. Les médias ouvrent avec leur universalité et leur cynisme le lieu d'un discours éthique. Au moment ou la global village commence à se former, la pauvreté, la marginalité, la souffrance, l'incompréhension, l'ignorance et l'irresponsabilité deviennent médiatiquement prochaines et, tout à la fois, lointaines. Il y a une irréductibilité entre celui qui dans sa richesse voit de tout près l'image de la marginalité des autres, et celui qui dans sa marginalité voit l'image toute prochaine et infiniment lointaine du côté riche d'un monde qui se conçoit commun parce que médiatisé.

  
 

 
  
  

3. LE POUVOIR DANS LES MEDIAS

Tout comme dans le cas de la vérité, les médias se présentent comme un lieu privilegié du pouvoir. Les révolutions, les guerres, les élections, les grèves et, avant tout, l'économie sont à l'ère postmoderne des affaires médiatiques. Les médias au pouvoir? Ou plutôt les pouvoirs au médias?  

La première question envisage les médias dans la perspective de la modernité. Elle sont alors tout d'abord un danger pour le pouvoir établí, soit démocratique ou non. On essaiera de les controler plus ou moins strictement dans le cadre des libertés garanties. Dans une autre stratégie, plus libérale, il ne s'agira pas avant tout de contrôler mais de favoriser l'utilisation des médias par des groupes d'interêt. Est-ce que les médias offrent une chance pour un discours universel et rationnel? Oui, mais c'est une rationnalité cynique, puisque, en tant qu'elle n'est pas censurée, elle met en question les limites du pouvoir établi. Son logos est sans raison politique suffisante. Les médias questionnent par leur être-réseau le problème moderne de la subordination de la parole et de l'écriture au pouvoir. En se méfiant de cette universalité le pouvoir moderne les fait accéder à soit même en se rendant compte, aussitôt, que cet accès est le commencement de sa fin. Pour considérer cette fin comme un autre commencement, il faut que le pouvoir voie en cela une chance de se donner au pluriel. Au lieu de mener les médias au pouvoir, il s'agit pour une communauté démocratique comme c'est les cas de l'Europe, de la chance de médiatiser et d'affaiblir le pouvoir en déconstruisant ses hiérarchies dans un espace cynique.   

C'est précisement cet espace cynique où tout semble perdre son poids de référence dans un règne où les partialités ont la prééminance par rapport au tout et dont les lois des combinaisons ne sont pas préétablies, c'est précisement cet espace cynique qui ouvre alors la question des pouvoirs en lui donnant aussitôt une dimension universelle, c'est-à-dire qui en principe concerne tout le monde, et plurielle, c'est-à-dire qui en principe concerne chacun. Mais qui dit pouvoir médiatisé, dit aussi savoir. Les médias ouvrent le champ de la question des pouvoirs. Cette question pourrait se formuler: que savons et que pouvons nous savoir sur les pouvoirs? L'information c'est le savoir qui se fait pouvoir au pluriel. Mais, bien sûr, il ne suffit pas de demander un accès géneralisé à des bases de données. Cette demande laisse ouverte la question d'une herméneutique socio-technologique, dans laquelle les rôles de précompréhension sont inversés par rapport à l'herméneutique orale et textuelle. Les systèmes d'information jouent un rôle central dans la constitution d'une multiplicité de formes éthiques, d'une poli-éthique pour ainsi dire. Ils deviennent de plus en plus des conditions de possibilité techo-transcendantales de la pensée et de l'agir.  

Les médias c'est la télé-agora comme champ où le pouvoir se représente et se multiplie tout en ayant la chance de perdre sa hiérarchie préétablie pour devenir ce qu'il est, à savoir une question qui concerne tous et chacun. C'est justement à cause de leur cynisme face aux hiérarchies du pouvoir, que les médias ne peuvent pas être le lieu où la raison propre à ce pouvoir pourrait y trouver son fondement. Mais, en revanche, les médias ne sont pas l'opposé du pouvoir hiérarchique. En racontant partout et tout à la fois les histoires les plus contradictoires ils entrecroisent cyniquement les hiérarchies. Le règne de médias est celui de la contradiction, de l'hétérogeneité et du principe du tiers inclus. Les bases du pouvoir sont cyniquement ébranlés pour que les questions des pouvoirs, celles des messages, des messagers et des destinataires peuvent surgir. Une moralité politique qui se pensait vraie et universelle parce que formelle et abstraite, trouve dans sa réification technologique la chance de devenir plurielle ou poli-éthique 

 

 
 
  
  

4. LE DESIR DANS LES MEDIAS

Finalement, mais en vérité tout premièrement, les médias sont un lieu du désir. Une société qui se pose seulement la question du vrai et du juste mais qui croit oublier le désir n'est pas une société humaine. En face de l'être le désir cherche avant tout son apparence. Si les médias, voilà la seconde prémisse, sont le lieu où l'être n'est rien que son apparition médiatisée, on peut tirer la conclusion qu'ils sont un lieu privilegié du désir. Ils donnent l'impression que tout le monde tout le temps et au même temps peut tout voir et en conséquence tout désirer. Les médias ouvrent la possibilité d'hun hédonisme universel. Pour atteindre la joie qu'ils promettent ils nous faut croire que l'être puisse être son apparition médiatisée. Cette croyance se trouve à l'origine du désir, puisque le désir veut tout ce qui semble lointain et inaccesible dans le temps et l'espace. Les médias nous invitent à croire qu'ils nous apportent la joie de l'immédiat.

C'est ça leur métier d'entre-tien, entertainment. Il s'agit d'un amusement continu et sans raison suffisante. Il faut s'amuser, voilà l'impératif médiatique par excellence. Les médias promettent l'amusement généralisé, en toute occasion, pour tous et tout le temps. Les raisons? C'est du destinataire à les chercher. La vie de tous c'est le divertissement universel. Dès que les désirs sont infinis les programmes se multiplient de jour en jour. Et de plus: nous vivons non seulement dans une sociéte médiatique mais déjà multi- et bientôt hyper-médiatique. Bien sûr, et encore une fois, les médias font cela cyniquement. Ils nous transmettent le message que tout le monde nous désire et que nous pouvons tout désirer. C'est une ars amatoria technologique, une philotechnique.

Mais comme toute technologie de plaisir, ils laissent ouvertes les questions dont ils se veulent la réponse: Que désirons nous? Est-ce mon désir ou celui de l'autre? Les médias c'est la représentation du monde plein de désirs, mais cette représentation qui se veut pour tous, n'est pas la représentation de tous. L'hédonisme universel c'est la maxime, mais la réalité pour la plupart des humains c'est l'abscence des formes les plus élémantaires de plaisir. Et à l'inverse: dans les sociétés qui ont un surplus médiatique de plaisir, c'est l'abscence d'un cadre de vie qui mène aux médias en faisant d'eux un fantôme médiatique. Les médias laissent précisement ouverte la question du cadre de vie qui est celle de la façon d'être de chacun au singulier. C'est ça ce qu'il nous faut cultiver si nous voulons être capables de répondre librement à l'impérativ médiatique. Il faut s'amuser devient dans un cadre de vie un impératif hypothétique: étant donné que... Mais quelles conditions de vie? Et quelles joies? Pouvons nous devenir la (une) joie des autres? De quelles autres?  

 

 
 
  
  

CONCLUSION

Tout comme la parole et l'écriture, les médias sont un lieu philosophique où se posent les questions de vérité, de pouvoir et de désir. Je ne veux pas dire qu'ils soient le lieu où les professeurs de philosophie doivent donner des cours pour apprendre aux autres comment on devient un être rationnel. Ils ne sont pas non plus un instrument de rationnalité collective pour construire une société transparente. Ils ne sont pas, finalement, le lieu où mon désir et le désir des autres puissent être originairement apaisés.

Les médias sont un lieu philosophique justement parce qu'ils ouvrent d'une façon cyniquement universelle des questions de vérité, pouvoir et désir: Qu'est-ce que c'est? Qui sommes-nous? Qui sont les autres? Sommes-nous les destinataires? Où est le point de vue? C'est le pouvoir de qui sur qui? Est-ce moi qui désire ou est-ce le désir de l'autre?  

L'oralité et l'écriture comme les ont pensées Platon et Kant sont devenues marginales. Mais, en même temps, elles ont subi une transformation dont la portée ne se réduit pas à l'usage de nouveaux instruments de communication qu'il suffirait de qualifier à l'aide de maximes éthiques universelles pour en assurer la connivence sociale. Cette transformation concerne nos possibilités d'être, notre ethos. L'éthique de l'information a aussi pour but de penser ces possibilités du dedans afin de les singulariser poli-éthiquement.

 
Page modifiée le 7 janvier  2017
 
 
 
 
  

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